Darmont, histoire de la marque

D'après Frédéric Viginier

Les prémices

Amiens, juillet 1913. Un curieux véhicule britannique à trois roues, piloté par Mac Minnies, s'impose lors du Grand Prix des cyclecars, sous les acclamations de la foule qui découvrait pour la première fois cette bombe survitaminée, fruit des amours contre nature d'une moto et d'une voiture. Cette victoire, Bédélia (qui termine second) la contestera immédiatement, pour...absence de quatrième roue ! Afin de ne froisser personne, les organisateurs décident alors de déclarer Mac Minnies vainqueur de la catégorie...side-car, et le confirmeront à la première place du classement général ! Le cyclecar Morgan, car c'est de lui qu'il s'agissait, venait de faire une entrée remarquée en France, et sa performance en terre Picarde va lui ouvrir de nouveaux horizons commerciaux. Une consécration pour son concepteur H.F.S. Morgan, qui avait construit en 1909, à Malvern Link dans la banlieue de Birmingham, un engin à peu près semblable pour un usage strictement personnel, sans envisager de production en série. Ce tricycle monoplace avait alors deux roues avant directrices et une seule roue arrière motrice, un châssis tubulaire léger et un bicylindre JAP en V à refroidissement par air. Le poids réduit de l'ensemble (moins de 200 Kg) autorisait des vitesses de pointe assez impressionnante et, en dépit d'une direction par levier central, ce tricycle se révélait même très maniable.

Produits en petite série

Dans l'entourage de HFS Morgan, les compliments fusent tout autant que des commandes fermes. Du coup l'assemblage d'une petite série est débuté, et la notoriété de l'engin dépasse rapidement les frontières de la province du Worcestershire. En 1911, Morgan sort un nouveau véhicule à deux places qui conserve la plupart des solutions techniques du modèle initial, notamment sa transmission par deux chaînes, la suspension à roues avant indépendantes, ou encore le moteur JAP, désormais refroidi par air ou par eau. Alors qu'un véritable volant a fait, par ailleurs son apparition !

D'autres modèles suivent, sensiblement améliorés, et la compétition devient très vite le terrain de jeu privilégié du Morgan qui se montre la plupart du temps à son avantage. C'est ainsi qu'un Morgan bat, en 1912, le record du monde de vitesse dans la catégorie cyclecar à 60 miles/h (un peu moins de 100Km/h). Et donc l'année suivante, H.F.S. Morgan engage trois exemplaires au Grand Prix des cyclecars disputé à Amiens. S'il abandonne, de même que Mundy, tous les deux sur ennuis mécaniques, Mac Minnies franchit en vainqueur la ligne d'arrivée après 270 Km de course à plus de 69 Km/h de moyenne. Cette course marque les prémices d'une impressionnante série de victoires du cyclecar Morgan dans l'hexagone, confié à des pilotes français, notamment E. Franquebalme, Guyot, ou encore les frères Roger et André Darmont. Le Morgan est désormais omniprésent sur les grilles de départ de pratiquement toutes les courses automobiles organisées en France, et seule la déclaration de la première guerre mondiale stoppe, provisoirement, l'essor et les succès de la firme anglaise.

A l'Armistice, la vie reprend peu à peu son cours. Quelques compétitions sont organisées, et des Morgan pointent à nouveau le bout de leur capot pour truster, comme avant-guerre, la plupart des podiums, en particulier lors des courses de côtes où ils se montrent pratiquement imbattables grâce à leur extraordinaire rapport poids/puissance.

Importés en France

En 1919, L. Baudelocque et R. Darmont comprennent alors tout l'intérêt qu'ils peuvent tirer de la commercialisation de ce genre de véhicule et ils obtiennent la distribution en tant qu'agents généraux pour la France et ses colonies des différents modèles Morgan. Une initiative confortée par l'article 36 de la loi des finances du 31 juillet 1920 réduisant à 100 Francs la taxe qui touchait jusqu'à présent les automobiles, pour tous les nouveaux véhicules de deux places maximum, d'un poids inférieur à 350 Kg et d'une cylindrée de moins de 1100 cm³. Si ces récentes normes législatives vont inciter plusieurs dizaines d'artisans constructeurs à produire des cyclecars, elles vont évidement favoriser la diffusion du cyclecar Morgan. D'autant que son palmarès en compétition de plus en plus élogieux facilite ses ventes. Car, c'est essentiellement la vocation sportive de ce cyclecar qui motive les clients, souvent d'anciens motards reconvertis. Le côté particulièrement spartiate du Morgan et l'absence du coffre à bagages ne plaident pas, en effet, en faveur d'un usage familial. D'autant que les nouvelles évolutions accentuent encore d'avantage le caractère sportif du Morgan, qui peut désormais choisir dans une large gamme de moteurs bicylindres en V, les plus répandus étant le JAP et le MAG (Motosacoche). Les carrosseries disponibles sont dans l'ensemble très succinctes, la plus fréquente en France étant le modèle Sport qui laisse apparaitre le radiateur et le moteur.

En novembre 1920, c'est E. Franquebalme qui devient agent exclusif Morgan pour la France et ses colonies, mais un coup de théâtre vient bouleverser le petit monde du cyclecar lorsqu'il se fait souffler sa petite affaire en 1922 par André et Roger Darmont, qui obtiennent non seulement la commercialisation du cyclecar anglais, mais également sa fabrication sous licence dans leur atelier de Courbevoie, au 27 rue Jules Ferry. Si Franquebalme avait su exploiter la popularité du Morgan en l'important en France, les frères Darmont, surtout Roger (André se fait rapidement plus discret, avant de s'éclipser), se montrent beaucoup plus subtils, et commercialement plus habiles. Ainsi dans un premier temps, Roger Darmont effectue plusieurs voyages en Angleterre, récupérant à chaque fois différentes pièces du Morgan qu'il assemble, conformément au modèle d'Outre-manche, avant de le vendre. Non sans promettre une assistance à ses futurs clients qui souhaiteraient se lancer dans la compétition. Un domaine que Roger Darmont maîtrise parfaitement puisqu'il a été auparavant pilote Morgan et qu'il connaît donc les agréments, mais également les faiblesses de la machine. A l'image de la roue arrière qui semble attirer toutes les aspérités de la chaussée et autres nids de poule qu'elle encaisse difficilement. Et qui se révèle être du reste un véritable casse-tête lorsqu'il s'agit de la changer. Il va donc commencer à apporter quelques modifications, imaginant d'abord un système de fixation de la roue arrière constitué de broches et qui permet d'enlever cette roue sans avoir besoin de démonter chaîne, pignons et freins à collier. Nantie de ce perfectionnement, l'architecture du cyclecar Darmont diverge sensiblement de celle de son homologue britannique et Roger Darmont parvient à faire accepter, par H.S.F. Morgan, que son nom soit accolé à celui du constructeur anglais. Dans les publicités de la marque, essentiellement dans le magazine Moto-Revue, le nom de Darmont va être de plus en plus fréquemment mis en valeur au détriment de celui de Morgan ! Une seconde étape vient d'être franchie !

Publicité parue dans Moto Revue du 15 aout 1921
Publicité parue dans Moto Revue du 15 aout 1921

Modifiés par Darmont

Ce sont donc dorénavant les cyclecars Darmont-Morgan qui sont commercialisés en France à partir de 1923. Leur popularité est toujours aussi importante auprès de gentlemen-sportifs assurés d'acquérir un véhicule performant, fiable, nerveux, maniable et particulièrement simple, économe et bon marché. S'il faut débourser un peu moins de 6000 Francs pour le Darmont-Morgan de base, soit environ la moitié du prix d'une voiture populaire, le modèle sport coûte un peu plus de 10 000 Francs, ce qui est loin d'être excessif pour un véhicule qui procure des sensations de conduite inégalées. Et ce tarif reste bien en-deçà de celui des cyclecars de course à quatre roues. Même la concurrence à trois roues ne peut s'aligner sur les tarifs Darmont puisque le modèle le plus simple commercialisé par D'Yrsan est facturé 9500 francs.

Publicité parue dans Moto Revue du 01 décembre 1923
Publicité parue dans Moto Revue du 01 décembre 1923

Pendant ce temps, les victoires en compétition s'accumulent. Paris-Nice, courses de côte de la Turbie, du Mont Agel, d'Ermenont, du Mont Ventoux, du Ballon d'Alsace, Meeting de Monaco, Grand Prix des cyclecars de Boulogne, Coupe de l'Armistice, etc....la liste ne cesse de s'allonger. Et les succès du Morgan sont acquis aussi bien en courses de vitesse (course de côte, kilomètre lancé, journée des records à Sénart...) qu'en courses d'endurance comme le Tourist Trophy, le Bol d'Or, ou encore le Grand Prix de France des cyclecars remporté au mois d'Octobre 1924 par Marcel Dhôme sur l'autodrome de Montlhéry.

Si la majorité de ces victoires sont à mettre à l'actif de pilotes amateurs utilisant leur propre véhicule, quelques voitures usines ont tout de même été spécialement construites. La toute première était équipée d'un moteur MAG (Motosacoche) de 1100 cm³ refroidi par air, quatre soupapes par cylindre, qui propulsait le cyclecar à plus de 140 Km/h. C'est dire si il fallait avoir le cœur bien accroché pour piloter cet engin. Un modèle monoplace a également été conçu pour être engagé principalement dans les tentatives de records comme celles organisées allée des Acacias au Bois de Boulogne ou lors des journées des records à Arpajon. Ces versions sportives pouvaient adopter indifféremment un moteur de 500, 750, ou 1100 cm³ de cylindrée, à quatre ou huit soupapes, à refroidissement par air ou par eau.

A. Darmont sur monoplace moteur MAG 8 soupapes, journée des records au Bois de Boulogne 1921
A. Darmont sur monoplace moteur MAG 8 soupapes, journée des records au Bois de Boulogne 1921

Arrivée du Darmont Spécial

En règle générale, la structure des différents modèles avait très peu évolué jusque-là. Mais tout va changer avec l'apparition du Darmont Spécial dont le prototype est dévoilé par le pilote et agent de la marque Henri Burnat, alias Pierpont, lors de la course de côte de la Turbie de 1925. Il n'est désormais plus question d'un modèle Morgan revu et corrigé par Roger Darmont, mais bien d'un cyclecar entièrement original. D'un point de vue esthétique, le Darmont Spécial bénéficie d'une carrosserie plus basse et plus profilée (le pilote doit enlever le volant pour prendre place), d'ailes arrondies sur les roues avant, et sa pointe arrière plus longue est maintenant entièrement carénée. Côté mécanique, c'est un bicylindre en V culbuté très inspiré (pour ne pas dire copié !) du Blackburne anglais, de 1088 cm³ de cylindrée, avec refroidissement par eau, double magnéto, carburateur Zénith, ou Solex, etc..., qui autorise les 150 Km/h si l'on se fie aux publicités de l'époque. Ce n'est pas pour autant qu'au mois de novembre 1926, après l'ouverture d'une agence parisienne au 178 rue de Courcelles, et d'un atelier de préparation au 31 rue Jules Ferry, près de l'usine, qu'il annonce la commercialisation de ce modèle, finalement présenté aux Mines au mois d'avril 1927 après quelques modifications mineures.
Très vite, ce cyclecar rallie à sa cause tous les inconditionnels de la marque, et beaucoup d'autres attirés par ses arguments financiers et sportifs. Il n'est, en effet, vendu qu'à 13 500 Francs alors que les cyclecars Amilcar et BNC de cylindrée équivalentes s'affichent à 23 900 Francs et 28 900 Francs, pour des performances légèrement inférieures. A l'image de ses aînées, lâchée au bas d'une côte ou sur un circuit, le Darmont Spécial se montre particulièrement efficace et redoutable, poursuivant la moisson de victoires acquises précédemment, notamment au Bol d'Or ou lors de la classique Paris-Nice (8 triomphes), ses terres de prédilections.

Catalogue Darmont 1926
Catalogue Darmont 1926

Records du monde en série

Pour être encore plus compétitifs Roger Darmont va même équiper son Darmont Spécial d'un moteur 1100 ou d'un 500 cm³ avec compresseur Cozette entraîné par chaîne. En 1928, un record du monde en 750 cm³ à 152,413 Km/h tombe dans l'escarcelle de la marque, suivi par un vice-record du monde en catégorie 1100 cm³ à 161 ,943 Km/h. Ce sont ensuite les records du monde des 5 Kms, 5 Miles, 10 Kms départ arrêté et 10 miles lancés qui sont battus par un Darmont Spécial.

Pour les moins téméraires, d'autres versions, dérivées des modèles Morgan et animées par un moteur JAP de 1100cm³ à refroidissement par eau ou par air, sont toujours proposés au catalogue à des prix plus abordables, mais ils se montrent évidement moins performants.
Quelques améliorations sont apportées par l'usine sur le Darmont Spécial avec l'adoption d'une boite à trois rapports à partir de 1933. Cette même année la firme de Courbevoie lance son nouveau modèle, baptisé « Ètoile de France », qui n'est autre qu'une version moins musclée que le "Spécial", doté d'un moteur refroidi par air.

Descriptifs des modèles Etoile de France et Spécial
Descriptifs des modèles Etoile de France et Spécial

L'année suivante, Roger Darmont profite du nouveau succès du "Spécial" au Bol d'Or (première place en classe cyclecars toutes catégories obtenue par De Rosa) pour sortir l'Aéroluxe qui sera le dernier véhicule à trois roues commercialisé par la marque. Si ce modèle conserve l'ossature du Darmont spécial, il s'en distingue par son capot moteur et sa calandre, et par l'apparition d'une marche arrière et d'un démarreur électrique. Car jusqu'à présent, seule la manivelle permettait de mettre en marche les Darmont.
Mais le monde des cyclecars a progressivement décliné à l'annonce des années 30 et seuls les succès du Darmont Spécial en compétition ont entretenu pour quelques années supplémentaires l'aura de la marque et favorisé la poursuite de ses activités. L'Aéroluxe n'est en fait qu'un feu de paille, et Roger Darmont conscient des difficultés qui s'annoncent, tente une nouvelle aventure en lançant le V Junior, un modèle qui rompt avec la production antérieure puisqu'il est pourvu de...quatre roues.

Publicité pour modèle Aéroluxe parue en 1934 dans Moto Revue
Publicité pour modèle Aéroluxe parue en 1934 dans Moto Revue

De trois à...quatre roues

Le V junior ne manque pas d'arguments pour convaincre, tant au point de vue technique, qu'au niveau de son prix de vente. Mais en 1935, le prix n'est plus un argument primordial dans l'achat d'un véhicule et le virage amorcé par Roger Darmont se révèle trop tardif. Plusieurs constructeurs de petites voitures sportives simples et économes ont déjà saturé le marché et le V Junior ne parvient pas véritablement à s'imposer. Outre-manche, Morgan avait déjà réussi sa reconversion avec un petit roadster à quatre roues très réussi, distribué en France par Stuart Sandford, l'un des plus fervents concurrents de Darmont à l'âge d'or du Cyclecar. Ce britannique, installé à Paris, avait lui aussi construit des cyclecars à trois roues inspirés des Morgan, qu'il équipait des moteurs Ruby. Et la lutte était souvent épique entre les véhicules de ces deux marques, bien que l'avantage ait plus souvent penché en faveur de la firme de Courbevoie, désormais moribonde en cette fin des années 1930.

Publicité pour Darmont V Junior parue en 1936 dans Moto Revue
Publicité pour Darmont V Junior parue en 1936 dans Moto Revue

Les derniers espoirs sont balayés par le second conflit mondial qui vient d'éclater. De confession israélite, Roger Darmont quitte alors Paris et se réfugie dans un petit village des Pyrénées où il restera pendant la durée des hostilités. A la libération, il rejoint la capitale, pour finalement choisir de s'installer sur la côte d'azur où il possédait une résidence, et vivre de ses rentes.
Véhicules mythiques des années 20 et 30, les Morgan et Darmont ont permis à toute une kyrielle de pilotes amateurs de découvrir, à peu de frais, les joies de la compétition. Mais autre époque, autres mœurs, et les cyclecars, qu'ils soient à trois ou quatre roues, n'avaient plus leur place après 1945. Une page de l'histoire automobile se referme.

Documentations et photos de Frédéric Viginier & Bibliothèque Nationale de France.